Journal de Gilles PALAU : « LES TRIBULATIONS D’UN CONFINÉ de la rue de la Méditerranée « 

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Journal de Gilles PALAU

LES TRIBULATIONS D’UN CONFINÉ

de la rue de la Méditerranée

Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ….  n’est pas une pure coïncidence.

 

 

Dans ce petit journal du confinement, tout n’est que fantasme, fiction, dérision et emploi du temps.

 

 

Montpellier, le 18 mars 2020

Hier soir vers minuit alors que j’étais dans les premières phases d’un sommeil réparateur et de quelques rêves moelleux, mon téléphone a sonné. Abandonnant mon lit à regret, durant quelques secondes j’imaginais le pire : ma mère était morte, mon père lâchait la rampe, autant d’événements déjà passés. Un léger télescopage du temps. Le gouvernement s’adressait à moi personnellement : des mesures de restriction de déplacement étaient prises. Comprenant le caractère d’urgence de ces mesures, je me suis empressé de répondre malgré l’appel douillet de ma couche. Il me semblait nécessaire de nous donner le temps de garnir nos arrière-cuisines, frigidaires, congélateurs, caves à vin (tout cela classé par ordre d’importance). Je demandais un délai en avançant des arguments de poids, des arguments politiques, sociaux et culturels. Un sacré boulot. Mon devoir accompli, je pus me rendormir ayant rempli mon devoir civique, anthropologique à un moment où notre civilisation est attaquée de toutes parts.

Ce matin j’apprends par voie radiophonique (ils n’ont pas voulu me déranger davantage) que nous avons jusqu’à midi pour nous préparer à une période indéterminée de confinement. Bien qu’ayant prévu de rester en pyjama pour le reste de la journée, je me prépare pour une ultime sortie afin de constituer des réserves, un stock conséquent afin de survivre dans un monde hostile.

Ma première visite fut pour la boulangerie, le pain étant la base de l’alimentation quand on est issu de milieu modeste. C’était une très bonne idée, car sur le chemin je rencontrai une créole plantureuse au décolleté généreux voire avantageux. Délicatement niché au creux de ses seins, comme un cadeau dans un écrin, se trouvait un flacon de gel hydro-alcoolique dont j’imaginai la fonction voluptueuse comme une invite à se servir. Un monde de générosité s’ouvrait à moi dans un univers de contraintes. La boulangère était moins accorte portant un masque noir. J’allai chez le caviste voisin (une femme en l’occurrence) où je savais trouver un bib de vin blanc pour affronter l’isolement bien que ma cave à vin fut pleine. Une femme qui n’avait rien de désespéré prenait le même vin dans un contenant beaucoup plus petit. Je l’encourageai à prendre un volume plus important sous le regard ravi de la caviste. Elle ne céda pas à mon injonction dont le bien-fondé me semblait indiscutable ; son visage me parut immédiatement disgracieux.

En rien désarçonné par une telle inconvenance, je me dirigeai vers les halles Laissac où trône ma tripière préférée. Ne vous gaussez pas, n’ayez pas un mouvement de recul, tripes et boyaux sont la base d’excellentes charcuteries que vous pourrez accompagner de foie de veau, de joues de porc, de sots-l’y-laisse (les biens nommés) pour lesquels Isabelle saura vous donner conseils et recettes.

Pour finir je me rendis à l’épicerie du quartier (elle n’est pas tenue par un arabe mais un couple de Normands ce qui est aussi exotique !) et là mon émerveillement fut à son comble (on va chercher très loin ce que l’on a à portée de main) dans une vitrine réfrigérée aux lumières scintillantes une apparition : des bûches glacées de Noël. Le temps s’était arrêté, le confinement

serait une fête. C’était une bûche chocolat-praliné de marque « La belle Aude » (par ailleurs un texte délicieux de Joseph Delteil). Je rentrai chez moi et me mis aussitôt en cuisine.

Si vous avez un laissez-passer, venez quand vous voulez.

PS : Je vous épargne la liste des courses et des recettes bien que la littérature s’en accommode (listes faisant le délice de quelques sémiologues comme Umberto Eco).

Le Journal a été une forme littéraire très utilisée, il l’est toujours en particulier à l’adolescence. Il peut être curieux ou anodin chez quelques grands écrivains. Au cours des années quarante dans son journal C.Pavese : « la femme est un peuple ennemi comme le peuple allemand » Le désespoir peut faire dire des bêtises. Quelque temps après il écrira « la mort viendra et elle aura tes yeux ».

Il reste un grand poète. Pareillement pour le journal de Gide. De nombreux exemples peuvent illustrer ce genre d’écrit.

Dans notre petit journal du confinement tout n’est que fantasme, fiction, dérision et emploi du temps. A bientôt.

 

 

Montpellier, le 20 mars 2020

La nuit dernière, le gouvernement ne m’a pas appelé comme il l’avait fait précédemment. J’avais bien dormi mais j’étais un peu dépité de cette négligence. Je ruminais un petit couplet sur le mépris des élites pour le bas peuple. Je me suis donc recouché ne cédant à aucune urgence hygiénique après un petit déjeuner ensoleillé. Même ma prostate m’avait foutu la paix.

La position allongée reste la plus favorable à la lecture, exception faite pour l’approche de Spinoza. La prison, le service national, la maladie, la convalescence sont propices à cet exercice. Il en est de même aujourd’hui.

J’ai récemment acquis une méridienne, faisant preuve d’à propos pour une fois. A certains horaires, lorsque l’usage du lit peut vous faire passer pour un grand malade, elle est d’un grand secours maintenant votre buste légèrement levé, évitant un endormissement rapide. Ce matin le lit me fut fatal, malgré le café, après quelques pages de lecture de « L’état des lieux » de Richard Ford. Un livre acide et désopilant — un homme approchant de la soixantaine fait le bilan de ses différents errements conjugaux, familiaux, professionnels. Pour les amateurs il ajoute quelques considérations sur le cancer de la prostate. Voyez comme c’est marrant : « est-ce que le cancer vous rend idiot en même temps que malade ? ». Une bonne question que l’on évite soigneusement de se poser et qui provoqua chez moi un léger assoupissement après que je fus rassuré par la formule : « se raconter des conneries rend heureux ».

Je ne pus rester alité plus longtemps. J’entendais des voix. Des voix qui semblaient venir de l’extérieur, plutôt un chant dans une langue inconnue comme un lamento. Sortant sur le balcon je vis de l’autre côté de la rue, sur ma gauche à l’étage une femme entre deux âges affublée d’un grand béret rouge qui faisait des vocalises à moins que ce ne fussent des chants basques. Je la saluai et elle s’interrompit pour me dire une phrase du genre : « faut en profiter ». Je n’osai la détromper mais fis spontanément un pas de recul. Quelque temps après, alors que j’étais en cuisine à faire griller quelque steak de biche gracieusement offert par ma sœur, je me souvins d’un disque étonnant des années 1980 de Cathy Berberian, grande chanteuse d’opéra américaine (pour votre érudition : 1928-1983). “The many voices of Cathy Berberian” où elle chante des œuvres aussi variées que Monteverdi, Debussy, Gershwin, les Beattles et surtout Stripsody. Comme son nom l’indique il s’agit d’un striptease vocal où elle excelle dans une variation très étendue de ce que l’on pourrait prendre pour des cris et chuchotements, vocalises teintées d’une grande sensibilité et d’humour.

M’étant confortablement installé sur mon balcon avec une chilienne (chaise longue) et un repose-pied je m’attelai à une autre lecture dont le seul titre pourrait vous déprimer (premier chapitre : le camp de Rivesaltes). Mon regard s’échappait , flottait sur la rue. Pas de créatures, mais un passant d’un âge indéterminé promenant son chien, un animal ridicule de type chihuahua ou rat des villes tenu en laisse d’une main alors que de l’autre il téléphonait. La conversation demandant une certaine application voire une pointe d’irritation de sa main libre il gesticulait, oubliant que l’animal au bout de la laisse faisait des pointes et de temps à autre décollait du sol, objet d’une certaine strangulation. Je tentai d’attirer son attention mais en vain.

A ce deuxième jour, je sentais tout de même une aggravation de quelques pratiques compulsives certains les jugeant même excessives. Me penchant à ma fenêtre je constatai beaucoup de linge étendu, de nombreuses lessives. A une fenêtre, une jeune femme agitait un chiffon. Un court instant je crus qu’elle me faisait signe, lançait un signal de détresse. Je dus me rendre à l’évidence elle avait fait la poussière. Mimétisme, vacuité ou conscience morale je me suis mis au ménage, assuré cette fois que nul ne viendrait souiller le bel ouvrage.

 

 

Montpellier, le 22 mars 2020

Ce matin, je me suis levé de bonne heure. Quelques bruits me parvenaient distinctement. Le roulement sourd de la balayeuse de rue dont je me demandai ce qu’elle pouvait bien nettoyer ayant hier vu passer six piétons et neuf voitures. Une moto qui ralentit, le doux ronronnement du « flat twin ». Ce devait être une BM. Je sortais difficilement d’un rêve d’avant le réveil. C’était un coup de téléphone qui apportait enfin de bonnes nouvelles. J’étais nommé « ambassadeur de France » dans un pays lointain. J’allais accepter mais avec prudence. Je devenais tout d’un coup celui que tout le monde admire. C’est à ce moment-là que, dans un geste incontrôlé je heurtai la table de chevet et fit tomber la pile de livres ayant fonction de dame de compagnie dans un grand fracas. J’entrevoyais dans le salon un grand ciel bleu ; dans la douceur du soir j’avais laissé la fenêtre ouverte.

Je ramassai la montre qui avait suivi le mouvement. Elle indiquait cinq heures vingt. Visiblement elle était arrêtée. Mes collègues me l’avaient offerte lors de mon départ à la retraite. Ils croyaient me faire plaisir et j’y voyais un paradoxe : cessant toute activité professionnelle je n’allais pas me préoccuper d’être à l’heure, j’avais tout le temps ! ….. Pensaient-ils que mes jours étaient comptés ? J’avais eu un cancer et il y aurait une récidive ? Bien qu’il soit écrit «mécanique» sur le boîtier elle ne fonctionne qu’avec les mouvements du bras activant le mécanisme. Elle n’était visiblement pas adaptée à mon comportement, n’étant ni hyperactif ni un gaucher disciple d’Onan. Avec l’âge, tout ralentissait. Il était temps de se lever.

Tout en déjeunant je tendis à la radio une oreille légère et quelque peu distraite étant tout à mon regard sur un ciel quasiment estival tant il allait vers la blancheur par-delà quelques pans de façades. Bien que daltonien, je me demandais quel peintre pouvait saisir un tel paysage urbain ? Je pensais à Nicolas de Staël, quant à mon oreille le mot « psychanalyste » attira mon attention. Tous les matins des experts en tout genre étaient convoqués pour nous expliquer la situation pour nous abreuver de consignes et de conseils : ce qu’il fallait faire, comment se conduire. La psychanalyse que l’on avait vilipendée était appelée à la rescousse (on avait attendu après le livre noir une étude comparative psychanalyse et stalinisme). On ne savait plus où donner de la tête. J’attendais les éclaircissements d’un jésuite anthropologue. Je sentis une légère contraction du sphincter.

Je sortis sur le balcon En haut de la rue une silhouette se découpait dans la lumière. Un homme accroupi attendait l’ouverture de l’épicerie africaine, derrière lui apparaissaient les tourelles effilées du temple protestant telles deux minarets dans un ciel d’argent. Une musique assourdissante me sortit de ma rêverie. Un rythme soutenu par une forte ligne de basse avec un chant dans une langue inconnue. C’était cent mètres plus bas. Du monde au balcon s’apostrophait, au premier étage un homme dansait sur une musique quelque peu balkanique. Je pensais au « No smoking orchestra » d’Emir Kusturisa avec cocaïne. J’opérai un repli tactique pour une tâche qui demandait calme, sérieux et attention : la cuisine. Je ne devais ressortir sur le balcon qu’après la sieste, la famille balkanique nous ayant ménagé un temps de calme à partir du repas. Ils remontaient fortement dans mon estime.

Ce petit espace du balcon offre une légère possibilité de « sortie » ayant une vue sur un espace ouvert. A deux mètres sur un balcon légèrement inférieur, je vis une femme me tournant le dos en train de peindre sur un chevalet dont je ne voyais qu’une infime partie. Sentant ma présence elle se retourna. C’était une jeune femme aux lunettes rondes, cheveux frisés, vêtue d’un grand T.shirt noir laissant voir des jambes graciles. On se salua, elle me sourit, son visage marqua une légère surprise, elle était là depuis trois mois, on ne s’était jamais croisé dans le quartier. L’étroitesse du balcon permettait juste de mettre un chevalet en diagonale et un petit tabouret. Ainsi je ne voyais que le tiers droit de la toile. Je m’interrogeai et lui fis part de mes doutes. Est-ce que je voyais sur la toile la croupe d’un cheval ou les fesses d’une femme étendue sur le ventre ? Je ne précisai pas que j’étais presbyte. Elle rit et je rougis de mon indélicatesse.

Voilà qui mettait à l’épreuve mes capacités de sociabilité. Fallait faire un effort ! L’isolement allait aggraver les choses ! Peut-être me former, me mettre au bénévolat auprès du club des bikers unijambistes, des golfeurs aveugles ou de l’amicale des divorcés diabétiques. A suivre.

 

 

Montpellier le 23 mars 2020

« On finira gros !» Ces mots clôturaient la conversation téléphonique avec un ami, comme un condensé de nos propos. C’est sûr il y aurait une transformation du corps (nous ne parlions pas du corps social). Les activités ordinaires devenaient soudain saisissantes : faire les courses, manger, lire, cuisiner.

J’avais passé plusieurs heures allongé sur ma méridienne à lire, boire du café, rêver, dormir. J’aurais pu manger des dates et des loukoums (en arabe : le repos de la gorge) mais je m’étais fait violence et restreint au chocolat qui, par-delà ses qualités gustatives, est un puissant antidépresseur. Tel un pacha ou Soliman le Magnifique, j’étais alangui sur mon ottomane et il est fort à parier que la présence d’un harem n’aurait rien changé. Tout était question de discipline, organiser son emploi du temps : tenir jusqu’à dix-huit heures trente pour boire un verre et attaquer l’apéritif, respecter les consignes d’un déplacement bref, à proximité du domicile, lié à une activité physique individuelle. J’avais retenu la leçon et je tentais de ne pas me précipiter machinalement vers mon pub préféré réalisant soudainement qu’il était fermé.

Il est des trajectoires urbaines qui relèvent de l’automatisme, je pensais à des «lignes d’erre» dont parlent certains cliniciens à propos de l’errance des psychotiques. J’avais de mauvaises fréquentations, j’étais plutôt sur une petite barque se laissant glisser sur son erre. Ainsi j’allais sans enthousiasme dans un supermarché où le rayon alimentaire est au sous-sol. Il y régnait un calme étonnant, je fus saisi par le silence. Pas de musique d’ambiance, pas de rumeur, juste autant d’employés que de clients devant des rayons croulant sous les marchandises. Même la lumière semblait douce…. Je déambulais paisiblement parmi les rayons, pas de bousculade, l’espace des vins et spiritueux offrait un choix extraordinaire, on se croyait à la Bibliothèque Nationale de France ! C’était un ravissement. J’envisageai un instant de rester dans le magasin lors de la fermeture mais je craignis une baisse d’éclairage ne me permettant pas de profiter de la lecture au rayon Presse.

Je regagnai mon domicile et mon poste d’observation sur mon balcon au sol constitué de brisures de carrelage par un « Gaudi » des faubourgs. La rue resplendissait de lumière. J’étais chez moi et dehors, offert au regard des passants (fort peu levaient la tête), un dedans-dehors assez confortable par un temps printanier. Je repris mes lectures. Je fus frappé par cette littérature américaine où les gens se déplaçaient, partaient d’un état à un autre, de la Floride au Montana, huit, dix lieux différents dans une vie. Arrivaient-ils dans un meilleur état ? On pouvait en douter.

En face, à droite sur un premier étage un chat tigré sortait d’une fenêtre de toit. Nonchalamment il montait jusqu’au sommet de la toiture, s’asseyait, méprisant le vol des pigeons. Son regard se portait sur la fenêtre où apparaissait une tête aux longs cheveux frisés. Elle parlait à l’animal qui dominait la situation. Bientôt elle sortit sur le toit, corps longiligne aux pieds nus. Un garçon la suivait, muni lui aussi d’une serviette de plage. Ils s’installèrent sur l’autre versant pour ce qui devait être un bain de soleil. Je ne voyais plus que leurs chevelures si proches l’une de l’autre. Je ne distinguais plus le garçon de la fille, juste de légers hochements de tête de temps à autre. J’étais tout à ma lecture et quand je levai la tête ils avaient disparu. Seul le chat demeurait étendu à l’ombre des chéneaux du toit voisin.

Quand la nuit viendra, je serai chat et j’irai dans les rues avec les fantômes pour écouter les murs parler dans la ville endormie. Un train de nuages me chassa du balcon. Je rejoignis mon ottomane.

Au loin Dario Moreno chante joyeusement : « Istanbul. Constantinople ! Istanbul. Constantinople ! ». Des barques vont et viennent entre les rives européenne et orientale. Je suis au café Pierre Loti.

Un livre glisse entre mes doigts.

Il pleut sans doute sur le Bosphore.

 

 

Montpellier le 26 mars 2020

« Et spiritum adjuvat infirmatem nostram ». L’esprit peut faire son bien de la maladie même. C’est par cette citation latine que commença la journée. Ça devait venir d’une lecture récente, rien à voir avec Vatican 2 ou ma fréquentation de l’église Saint François pour écouter l’orgue ibérique. Juste une façon de se rassurer à moins que ce ne soit une tirade au Chardonnay. J’évitais le Grand Marnier et le gin tonic, pourtant la situation favorisait une alcoolisation patiente et raisonnée. Me revenaient en mémoire les dessins d’Ernest Pignon Ernest, les divines languissantes, une fornication

mystique et puis des anges collés sur la façade de la cathédrale de Montauban en hommage à Ingres.

L’isolement était propice à des divagations sur le sexe des anges, sur le sexe tout court. Les représentations des chérubins étaient souvent plus proches du Manneken-Pis mais ici pas de petit robinet, sous les plis des tissus on devinait un sexe de femme.

Ma citation latine me conduisait en des contrées fort éloignées d’une chrétienne sainteté. Ma vie amoureuse allait se limiter à faire tourner le lave-linge. Peut-être étais-je infecté par un virus frappant l’homme seul vieillissant : « le coronaVenus ». J’avais entendu ce ravissant lapsus dans une bouche féminine à laquelle j’attribuais quelque autorité sur la question. Fallait que je m’organise pour ne pas être affecté par une telle maladie !

J’étais en pyjama, c’est le genre de vêtement qu’il est difficile de porter avec légèreté et élégance bien qu’il ait ses commodités, comme, aux siècles précédents, on disait d’une maison qu’elle avait ses commodités. Quelque psychiatre avisé nous conseillait de ne pas passer nos journées en pyjama, signe d’abandon, de négligence. Me venait en mémoire les visites chez ma tante lorsque j’étais enfant le dimanche après-midi revenant de promenade avec les parents (vous souvenez-vous de l’horreur de ces promenades sur le siège arrière de la voiture où, plutôt que d’admirer le paysage nous passions nos haut-le-coeur en nous chamaillant avec frère ou sœur ?).

C’était comme un goûter. Ma tante imposante matrone nous recevait en robe de chambre ayant, pour toute concession au bon goût mis des bijoux volumineux et un rouge à lèvre incendiaire. Son mari portait aussi un peignoir sur un pyjama à liseré. Plus que la tenue c’était les murs même qui me fascinaient ; ils étaient couverts de tableaux de toutes dimensions avec une prédominance de paysages méditerranéens. C’était là pour moi une autre transgression, ce goût affirmé pour la peinture, cette accumulation loin de l’intérieur policé de mes parents où ma grand-mère faisait régner l’ordre jusque sur les murs. On nous faisait la leçon : il ne fallait pas lui parler de la visite dans un tel milieu !

Tout cela nous ramenait à la question « comment s’habiller ? » Aujourd’hui je fis le choix du confort, n’ayant ni visite ni déplacement j’allais pas m’habiller comme un notaire ou un orthodontiste. Un vieux jean et un pull feraient l’affaire pour lire et rêver. Pas de balcon aujourd’hui le temps est couvert et gris, une rue en noir et blanc comme mon esprit et mon rêve de ce matin.

Un homme pas très grand, en chapeau et moustache, en costume noir rayé et très élimé, sur une place se penche et ouvre une malle. Il sort d’abord une tête avec un chignon noir haut perché certainement en laine puis peu à peu un corps se déploie qui doit être en chiffon. Une robe de couleur foncée descendant jusqu’aux pieds dans des chaussures noires armées à leur extrémité d’une espèce de pince. L’homme la soulève délicatement, la salue, l’enlace, engage ses chaussures dans les pinces. Une musique commence de plus en plus fort, ce doit être un « corrido » mexicain ou une cumbia. L’homme se met à danser entraînant cette femme-pantin. Images sorties de la révolution mexicaine ou de « Los Olvidados »de Bunuel (je me souviens du cul-de-jatte sur son petit chariot chassé par les jets de pierres des enfants). Ce matin je n’ai pas bu du mescal dans le café comme à Oaxaca, le printemps venait après l’automne, deux cerisiers étaient en fleurs dans un jardin et « la petite sirène » tenait la caisse de l’épicerie. Le soir les couteaux dormaient dans leur sombre tiroir, tout le monde s’appelait « amor », j’allais manger des « empanadas ».

PS : empanadas : chaussons et friands à la viande ou au fromage très prisés en Amérique du Sud.

Montpellier le 30 mars 2020

Les premiers hommes dessinaient des animaux dans les grottes. Aujourd’hui les hommes peignent sur les murs (du street art). Je passai rue de l’ Aire et sur la façade d’une maison de ville je m’arrêtai devant l’énorme portrait en buste d’une vieille asiatique qui couvrait jusqu’au premier étage. Elle ne souriait pas vraiment sous un genre de chapeau cloche, ses traits portaient la marque du temps. Des plantes grimpant sur la façade venaient orner son chapeau comme un couronnement.

C’est là qu’elle habite, je l’ai croisée plusieurs fois penchée sur son déambulateur, la démarche appliquée, encore plus petite. Au bout de la rue je n’osais l’aborder, lui dire : «je vous reconnais, c’est vous la star sur la façade ! ». Nous n’allions pas du même pas.

Je remarquai sur une maison toute proche le portrait d’une jeune femme aux cheveux longs, semblant de profil. Elle tournait la tête et nous dévisageait, nous regardait de haut. Beaucoup plus grande, plus haute sur la façade elle me semblait beaucoup moins humaine. Qui était-ce ? Je ne trouvais en elle aucun charme, son regard semblait vide sinon inquiétant. Bien qu’étant surdimensionnés, la proximité des portraits me poussait à les comparer. La vieille dame me rassurait (était-ce la promesse d’une vieillesse paisible?). J’imaginais sur chaque façade le portrait des habitants, tout le quartier orné de la sorte, des jeunes, des vieux, des enfants et quelques chiens et chats.

Il y avait déjà en face chez moi un portrait en pied de Miles Davis à hauteur d’homme. Il tenait dans une main un cœur et dans l’autre sa trompette. Il nous dévisageait et avait l’air surpris de nous trouver là. Je regrettais qu’il n’y habite pas. Me revenaient les images d’un concert dans les arènes de Nîmes par une nuit d’été. Nous étions transportés, tellement transportés que nous ne savions plus au sortir où était garée la voiture. En ce temps-là, il y avait quelque chose de la fumée des cigarettes dans notre égarement. La musique n’était pas partie en quelques nuages vaporeux.

Tournant dans la rue de Barcelone, je changeai de trottoir pour découvrir une fresque sur toute la hauteur d’une façade aveugle. Une espèce de robot géant se déplaçait dans un paysage de campagne. Science-fiction, il ne me parlait pas, mon regard s’arrêtait juste en bas à gauche sur un pan de paysage. Des collines où se détachaient quelques alignements de cyprès. Je n’en doutais pas, c’était le terroir de Saint-Christol, il manquait juste un domaine viticole.

Plus loin en descendant deux portes de garage identiques. Sur l’une, un lion allongé tel qu’il est représenté habituellement la tête haute. Sur la porte voisine, une lionne dans la même posture. Deux animaux assez tranquilles plus proches du dessin car faits de points blancs sur fond noir. On s’était interrogé sur les peintures rupestres et leur signification. Etait-ce pour conjurer la peur ?

Détournant mon regard je découvrais à côté un bâtiment moderne, le tribunal d’instance, anodin, propre sur lui, pas de peinture murale. Je retournai vers mon domicile.

Au fil des jours cela ressemblait à une promenade de grand malade ou de convalescent. Je levai la tête, il y avait en face une maison flanquée d’une partie plus haute, une tour percée en son sommet de divers trous, un pigeonnier. Mon imagination flottait, il me semblait avoir vu un cadran solaire et son ombilic dressé en son milieu. Il était temps de rentrer.

J’évitai de passer devant le portrait de Chet Baker assis, plié en deux, murmurant dans sa trompette un couplet de « My funny Valentine ». Une petite vague de bonheur me conduisit jusqu’à ma table où m’attendait un livre pour un autre voyage.

Je ne l’avais pas choisi comme un chasseur poursuivant un gibier. Il était réapparu dans la chute d’une pile de livres. Une vieille édition que j’avais empruntée il y a quelque temps sans savoir de quoi il était l’annonce. C’était « Voyage autour de ma chambre » de Xavier de Maistre venu du début du XIXe siècle. Bien qu’il eût voyagé de Chambéry à Saint-Pétersbourg, de Naples à Paris, dans sa chambre aucun obstacle ne pouvait l’arrêter. Il suivait gaiement son imagination : « nous la suivrons partout où elle nous conduira ». Ce n’était pas un parcours en ligne droite, il s’arrêtait au fauteuil pour la méditation, le lit devenait « un meuble délicieux… il nous voit naître et mourir », il devisait sur l’âme et la bête qui est en nous, les heures glissaient sur lui et « tombent en silence dans l’éternité, sans nous faire sentir leur triste passage ».

Voilà qui nous ouvrait à quelque optimisme. Je me ravisai, le voyage avait duré quarante-deux jours. Avant l’Apocalypse il fallait durer, tendre à persévérer, « s’habiller aujourd’hui de soie et d’amour » (Pasolini).

 

 

Montpellier, le 3 avril 2020

« Les mois d’avril sont meurtriers ». C’est le numéro 1967 de la « Série Noire » chez Gallimard paru en 1984. Avec délicatesse, j’avais offert ce livre pour la fête des mères à mon épouse. J’avais rencontré l’auteur Robin Cook (à ne pas confondre avec son homonyme américain) à la Comédie du livre et lui avais demandé une dédicace, ce qu’il avait trouvé d’un goût très sûr. Un anglais filiforme affublé d’un béret, parlant français avec un accent anglais accompagné de « R » roulés comme un aveyronnais qu’il était devenu. Ce livre était ensuite devenu un film noir où Jean Pierre Marielle, rompant avec les rôles facétieux, incarnait un flic désespéré face à un pervers à la conscience limpide.

Voilà qui nous ouvrait à un printemps plein de promesses.

Dans la rue un jeune couple promenait un chat en laisse, cela ajoutait de la fatigue à la contemplation. Quelques balcons plus loin un homme se lavait les dents avec une brosse électrique. J’espérais qu’il n’allait pas cracher le dentifrice dans la rue. L’intimité se dissolvait dans le paysage, il était chauve, pas besoin de se coiffer. Peut-être faisait-il quelques borborygmes, gargouillis, flatulences, soupirs. Ainsi commençait la journée, le corps était au rendez-vous.

Aujourd’hui à seize heures je devais me rendre sur l’Esplanade pour une rencontre amicale. C’était l’occasion de se voir de loin comme par hasard et faire quelques pas hors de la grotte. J’avais à la main un sac en papier kraft, comme on en achète actuellement dans tout commerce, contenant une portion d’un plat cuisiné par mes soins : Morue à la « Biscaina ». J’avais, avec une application obsessionnelle, suivi la recette pour six personnes. La quantité s’avérant excessive sinon roborative, j’avais proposé à une amie de procéder à un échange : pizza contre morue. Sans doute un troc sentimental.

Je n’avais pas relu « L’espion qui venait du froid » mais la procédure était assez simple. Je m’asseyais brièvement sur un banc laissant innocemment le sachet sur place alors qu’elle viendrait le prendre et déposerait un emballage identique contenant une part de pizza. Cela se passait sur la partie haute de l’esplanade près du Corum, un chemin un peu en retrait.

Je la vis venir au dernier moment, j’étais embarrassé de partir aussi vite, je remarquai qu’elle portait encore des vêtements d’hiver, manteau et écharpe, des lunettes noires carrées assez volumineuses selon la mode du moment et surtout des chaussures modèle Richelieu marron (je ne m’étais pas défait d’un certain fétichisme). Ma grand-mère répétait : « bien coiffé, bien chaussé, un homme est distingué ». Ce devait être valable pour une femme.

Lorsque je revins après un léger détour, un sachet m’attendait sur le banc, l’amie était partie. J’avais des sentiments partagés, je souriais doucement de cette politique de l’évitement. Levant les yeux je vis en face de moi, de l’autre côté de l’allée entre deux grands cèdres une petite stèle fichée dans le sol. Je dus me lever pour lire l’inscription : « Ici sur l’esplanade de Montpellier trente quatre pasteurs et prédicateurs protestants ont été pendus ou roués et un brûlé vif après la révocation de l’édit de Nantes ». Suivait une liste de noms (Roussel, Plan, Cordesse, Claris, etc) jusqu’en 1754. J’avais vu un peu plus bas un monument commémorant les victimes du génocide arménien de 1915. La pizza n’attendait pas, je remontai l’allée et croisai un rocher blanc avec une plaque souvenir de la fin de la guerre d’Algérie. Ce coin reculé à l’écart des allées centrales était devenu lieu de mémoire fort discret tout de même.

Je m’éloignai légèrement contrit de ces rencontres imprévues. Je descendis une allée vers une ancienne porte de la ville. Elle s’enfonçait entre de hauts murs en béton : « allée des républicains espagnols ». Dans cette descente j’y voyais le chemin qui les avait conduits dans la douzaine de camps de concentration de la région.

Je me hâtai et aussitôt arrivé j’allai sur le balcon, un besoin d’air, une perspective. Au loin, les platanes de l’avenue de Strasbourg déployaient chaque jour davantage une nuée de leurs jeunes feuilles d’un vert ardent. Je m’installai et ne pus résister plus longtemps. Je déballai la pizza encore chaude, un verre de merlot l’accompagnait, elle exhalait un doux parfum. Soudainement comme un cri discret, un glapissement assourdi. Sur le balcon le plus proche un chien me regardait, l’œil vif, le museau dressé. Il n’avait pas aboyé, juste un appel. Détournant le regard je dévorai la pizza.

 

Montpellier, le 8 avril 2020

Aujourd’hui je me suis mis au yoga. J’avais soigneusement oublié que j’en avais fait depuis quelques années avec plus ou moins d’application. Cédant aux sirènes d’un certain hygiénisme recommandant de renoncer à l’alcool et de pratiquer quelque exercice physique, je m’installai sur un plaid dans mon salon. Soudainement un grand trou de mémoire, un oubli fâcheux, je ne savais par quel exercice commencer.

C’est sûr fallait y aller doucement.

A peine allongé sur le sol mon esprit divagua en un exercice assez coutumier.

Au-dessus de mon visage, suspendu au plafond, un bouquet d’immortelles placé là par mes soins s’offrait à mon regard. Ma sœur me l’avait offert de ses cueillettes montagnardes et je l’avais suspendu là, dans l’entrée, en cet espace d’accueil. S’embrasser sous des immortelles devait donner à nos baisers un peu d’éternité. J’avais de plus en plus recours à la pensée magique, rien à voir avec le yoga et encore moins avec Spinoza dont la lecture me désespère. Après trois postures devant les immortelles, je renonçai. Elles avaient un effet psychologique évident.

Tout allait bien, j’allais au balcon et, là encore, de l’immuable. Des pigeons venaient à tour de rôle se nicher dans la plante grimpante qui ornait la façade de l’autre côté de la rue, au-dessus de la tête de Miles Davis. Je supposai qu’il y avait là quelque fruit et, en éthologue averti, je distinguai un ordre qui s’instaurait chaque matin.

D’abord venait un pigeon d’assez grosse taille au plumage majoritairement blanc lui donnant une certaine élégance. Je compris très vite qu’il s’agissait d’une espèce de chef de bureau. Venaient ensuite quelques pigeons au plumage commun exclusivement gris. De ce gris-bureau qui avait traversé le XXe siècle. Rappelez-vous ces meubles métalliques uniformément gris que l’on voyait dans toutes les officines et administrations — douanes, police, enseignement– maintenant du design « vintage ». De grands tiroirs coulissants pour ranger des classeurs et dossiers suspendus. Un rêve de bureaucrate que l’on pouvait associer à l’ennui de l’employé de bureau. Au modeste employé de bureau de Lisbonne : Fernando Pessoa cultivant avec application son imagination, affamé de grandeur spirituelle et que « l’inaction console ».