8 mai 2020

Article

Montpellier, le 8 mai 2020

 

Je crois que le confinement commence à avoir des effets néfastes au plan psychomoteur. Ce matin, j’ai directement vidé la boite à thé dans mon bol d’eau chaude, j’ai renversé le pot de miel alors qu’habituellement ce ne sont que quelques gouttes disposées diversement sur mon corps ou mes vêtements. Je vois des signes partout.

Mon garagiste me téléphone, s’inquiétant pour ma santé et mon véhicule. Mon banquier m’appelle, non pour se préoccuper de l’état de mes finances, mais pour me demander si tout va bien. En effet pour la première fois depuis fort longtemps mon compte a un solde positif. Une épargne forcée liée au confinement. C’est sans doute inquiétant.

Voici quelques jours, lors d’une rencontre inopinée sur l’Esplanade, je croise une amie en train de lire un ouvrage de Marc Aurèle qu’on lui avait prêté. Il y a une quinzaine, le journal « Le Monde » dans une rubrique donnait des conseils de lecture en période de confinement, l’ouvrage de Marc Aurèle y figurait. Jusque-là rien de bien étonnant ; les avis du « Monde » ayant parfois valeur de prescription et l’on a souvent envie de partager avec des amis chers quelque découverte. Ceci était d’autant plus remarquable que la lecture de Marc Aurèle ne figure pas depuis des lustres dans les livres les plus lus chez les plus acharnés des lecteurs. Quelques enseignants de lettres latines doivent s’y frotter de temps à autre. Si l’on en croit des sociologues ce serait un signe de distinction participant de la « culture cultivée ».

Ces derniers jours lisant un roman américain paru en France en 2018 (« My Absolute Darling » de Gabriel Tallent), sombre aventure d’une jeune fille aux prises avec un père psychopathe incestueux, l’un des jeunes gens de cette contrée d’Amérique y lit le livre de Marc Aurèle… Voilà donc une conjonction improbable d’événements, une chaîne de lectures en des lieux et des moments éloignés les uns des autres. Fallait-il y voir un signe ?  Comment les livres et les lecteurs circulent-ils dans le temps et dans l’espace ?  Par-delà les siècles et les continents est-on sur une planète-monde où l’espace et le temps sont abolis ? Peut-être fallait-il poursuivre, lire ce même livre ? Disait-il quelque chose de l’esprit du temps, de nos attentes ?

J’étais un peu troublé et j’étais revenu dans la rue devant la pizzeria Marsala. Je n’y voyais pas double, c’étaient bien les jumeaux qui le soir tenaient la boutique pour les commandes.

Autre effet du confinement, en un chauvinisme exacerbé, je leur expliquai comment l’anchois était arrivé sur la pizza Napolitaine grâce  aux Catalans. En Sardaigne on pêchait le thon et l’on voyait encore les ruines des grandes pêcheries ; dans le détroit de Messine, c’était l’espadon. En Sicile et dans le sud, le thon était roi, on se souvenait des grandes scènes de « matanza » dans la peinture et au cinéma. En Méditerranée, les Catalans établirent de nombreux comptoirs et l’on pouvait encore en mesurer les traces en Sardaigne dans différents noms et traces linguistiques (Palau, Alghero). Ils amenèrent avec eux le goût de l’anchois ce tout petit poisson en vagues argentées. Evidemment mon propos semblait peu crédible. Etait-ce une vision, un emprunt, une chose rêvée ? Me venait à l’esprit cette formule facétieuse d’Erik Satie : « Bien que nos renseignements soient faux, nous ne les garantissons pas ».

Voilà qui prêtait à rire. Je dus effectuer une autre station chez ma voisine couturière afin de me procurer des masques. Leur port serait bientôt à l’ordre du jour et donnerait peut-être à mes propos un peu de tenue.

Ma couturière n’a pas la jarretelle de Betty Boop mais elle en a l’aspect, la tonicité, la gouaille. Quelques tatouages ornent son corps, elle a sur son avant-bras gauche dessiné de longs ciseaux. Est-ce une enseigne professionnelle ou le signe d’appartenance à ce groupe féministe américain du siècle dernier qui voulait la couper aux hommes ? Je n’avais guère le temps de me perdre dans de telles élucubrations car elle me présentait une variété de masques en tissu où voisinaient Gauguin et Mondrian. Un voyage qui ne coûtait rien, le musée venait à nous.

Je revins à mon balcon. Le chat de la voisine est de retour, immobile il me regarde, baisse et relève lentement les paupières sur ses yeux dorés. J’ai son assentiment.