3 avril 2020

Article
Montpellier, le 3 avril 2020

« Les mois d’avril sont meurtriers ». C’est le numéro 1967 de la « Série Noire » chez Gallimard paru en 1984. Avec délicatesse, j’avais offert ce livre pour la fête des mères à mon épouse. J’avais rencontré l’auteur Robin Cook (à ne pas confondre avec son homonyme américain) à la Comédie du livre et lui avais demandé une dédicace, ce qu’il avait trouvé d’un goût très sûr. Un anglais filiforme affublé d’un béret, parlant français avec un accent anglais accompagné de « R » roulés comme un aveyronnais qu’il était devenu. Ce livre était ensuite devenu un film noir où Jean Pierre Marielle, rompant avec les rôles facétieux, incarnait un flic désespéré face à un pervers à la conscience limpide.

Voilà qui nous ouvrait à un printemps plein de promesses.

Dans la rue un jeune couple promenait un chat en laisse, cela ajoutait de la fatigue à la contemplation. Quelques balcons plus loin un homme se lavait les dents avec une brosse électrique. J’espérais qu’il n’allait pas cracher le dentifrice dans la rue. L’intimité se dissolvait dans le paysage, il était chauve, pas besoin de se coiffer. Peut-être faisait-il quelques borborygmes, gargouillis, flatulences, soupirs. Ainsi commençait la journée, le corps était au rendez-vous.

Aujourd’hui à seize heures je devais me rendre sur l’Esplanade pour une rencontre amicale. C’était l’occasion de se voir de loin comme par hasard et faire quelques pas hors de la grotte. J’avais à la main un sac en papier kraft, comme on en achète actuellement dans tout commerce, contenant une portion d’un plat cuisiné par mes soins : Morue à la « Biscaina ». J’avais, avec une application obsessionnelle, suivi la recette pour six personnes. La quantité s’avérant excessive sinon roborative, j’avais proposé à une amie de procéder à un échange : pizza contre morue. Sans doute un troc sentimental.

Je n’avais pas relu « L’espion qui venait du froid » mais la procédure était assez simple. Je m’asseyais brièvement sur un banc laissant innocemment le sachet sur place alors qu’elle viendrait le prendre et déposerait un emballage identique contenant une part de pizza. Cela se passait sur la partie haute de l’esplanade près du Corum, un chemin un peu en retrait.

Je la vis venir au dernier moment, j’étais embarrassé de partir aussi vite, je remarquai qu’elle portait encore des vêtements d’hiver, manteau et écharpe, des lunettes noires carrées assez volumineuses selon la mode du moment et surtout des chaussures modèle Richelieu marron (je ne m’étais pas défait d’un certain fétichisme). Ma grand-mère répétait : « bien coiffé, bien chaussé, un homme est distingué ». Ce devait être valable pour une femme.

Lorsque je revins après un léger détour, un sachet m’attendait sur le banc, l’amie était partie. J’avais des sentiments partagés, je souriais doucement de cette politique de l’évitement. Levant les yeux je vis en face de moi, de l’autre côté de l’allée entre deux grands cèdres une petite stèle fichée dans le sol. Je dus me lever pour lire l’inscription : « Ici sur l’esplanade de Montpellier trente quatre pasteurs et prédicateurs protestants ont été pendus ou roués et un brûlé vif après la révocation de l’édit de Nantes ». Suivait une liste de noms (Roussel, Plan, Cordesse, Claris, etc) jusqu’en 1754. J’avais vu un peu plus bas un monument commémorant les victimes du génocide arménien de 1915. La pizza n’attendait pas, je remontai l’allée et croisai un rocher blanc avec une plaque souvenir de la fin de la guerre d’Algérie. Ce coin reculé à l’écart des allées centrales était devenu lieu de mémoire fort discret tout de même.

Je m’éloignai légèrement contrit de ces rencontres imprévues. Je descendis une allée vers une ancienne porte de la ville. Elle s’enfonçait entre de hauts murs en béton : « allée des républicains espagnols ». Dans cette descente j’y voyais le chemin qui les avait conduits dans la douzaine de camps de concentration de la région.

Je me hâtai et aussitôt arrivé j’allai sur le balcon, un besoin d’air, une perspective. Au loin, les platanes de l’avenue de Strasbourg déployaient chaque jour davantage une nuée de leurs jeunes feuilles d’un vert ardent. Je m’installai et ne pus résister plus longtemps. Je déballai la pizza encore chaude, un verre de merlot l’accompagnait, elle exhalait un doux parfum. Soudainement comme un cri discret, un glapissement assourdi. Sur le balcon le plus proche un chien me regardait, l’œil vif, le museau dressé. Il n’avait pas aboyé, juste un appel. Détournant le regard je dévorai la pizza.