Montpellier, le 14 avril 2020« Avez-vous déjà mangé de la soupe aux foies de lotte ? ».
C’est par cette question que j’ouvris les yeux. Ce devait être la fin d’un rêve suspendue à une interrogation. Il est vrai que ces temps-ci j’étais souvent en cuisine, j’avais le temps et cette pratique m’avait toujours accompagné.
Je pense qu’en amour il faut prendre à l’estomac, hédonisme, sensualisme — peut-être le signe d’un repli sur soi — en fait la plus belle façon de prendre soin de l’autre, de soi, des autres ; un acte d’amour.
J’en étais à ces divagations devant un bol de thé quand je me surpris à caresser la couverture d’un livre posé sur la table. Il y avait de la douceur dans le papier cristal accompagnant la reliure courbe d’un volume assez conséquent. Un geste assez machinal comme j’aurais caressé le chat sur mes genoux. Quelque chose de moins volumineux mais de la volupté tout de même. Un peu de chaleur.
C’était Anna Karénine de Léon Tolstoï. Je m’étais plongé dans ce millier de pages depuis quelques jours et j’arrivais à la fin aujourd’hui. J’allais me recoucher pour en venir à bout. Il était paru à la fin du XIXe siècle, en feuilleton, dans « Le Messager Russe ». Cela aurait pu tout à fait convenir en période de confinement. Chaque passage publié appelait une suite et donnait lieu à de nombreux débats.
Au fil des jours, j’étais entré en connivence avec le texte. Non, pas une intelligence partagée sur l’analyse historique, sociale, dramatique, psychologique. J’avais ce matin en bouche le mystère de la soupe de foies de lotte. Je construisais un récit à venir fort prosaïque : « la cuisine de Léon Tolstoï ». Je n’en avais trouvé nulle trace dans aucune bibliographie. Ce n’était peut être pas le plus intéressant dans l’oeuvre de l’écrivain mais, sur une table chargée de flacons, figurait une vingtaine de hors-d’oeuvre ; dès le potage on buvait du champagne et lors du repas se succédaient cinq ou six plats. Le mangeur du XIXe siècle (dans certains milieux) avait de la consistance en Europe. J’en étais sûr, cela créait de la connivence, une intelligence partagée, fallait juste être exact au rendez-vous.
« On mesure le degré d’une civilisation à sa cuisine ». J’en étais à ces jugements définitifs et impérieux lorsque la sonnerie de l’interphone retentit. Ne fonctionnant que sur le mode ouverture de porte il suffisait d’appuyer sur le bouton et l’on découvrait ensuite le visiteur dans l’escalier. Je descendis quelques marches et apparut une charmante jeune femme. « Je cherche mon chat ! ». S’en suivit une description assez détaillée avec dans la voix un rythme assez précipité, marque d’une émotion certaine, comme un essoufflement. Je l’assurai qu’au moindre signal de présence animale je la préviendrais. Je ne sais si elle était rassurée mais je réalisai que j’étais dans une tenue dont la dimension sensuelle semblait plutôt tendre vers affreux, sale et méchant. Plus tard dans la rue je vis une photo du chat disparu mais je ne me souvenais pas de la jeune fille, juste de la chanson équivoque « Le Chat de
la Voisine » chantée par Yves Montand. Je m’étais interdit d’avoir un chat dans un appartement bien qu’il fut parmi les animaux domestiques le plus proche de moi ou celui auquel je ressemblai le plus, non par l’indépendance mais par la volupté certainement.
Je réalisai le nombre considérable d’animaux domestiques qui habitaient le quartier. De quoi leur présence est-elle le nom ? J’ignorais la question mais je voyais un grand nombre de chiens de toutes tailles, de tous poils, accompagnés de maîtres de tous genres. Je les voyais pisser avec une régularité de métronome tout au long de la rue, chier d’un air mélancolique et satisfait à côté ou sur le trottoir. Je n’avais pas imaginé une telle présence, un piéton sur deux était un chien.
J’allais interpeller les candidats aux élections municipales. Ne fallait-il pas instaurer une redevance canine sur le modèle de la redevance télévisuelle ? Je doutais de la portée politique de ma proposition. Dans l’encoignure d’une porte un homme pissait avec application.