8 avril 2020

Article
Montpellier, le 8 avril 2020

Aujourd’hui je me suis mis au yoga. J’avais soigneusement oublié que j’en avais fait depuis quelques années avec plus ou moins d’application. Cédant aux sirènes d’un certain hygiénisme recommandant de renoncer à l’alcool et de pratiquer quelque exercice physique, je m’installai sur un plaid dans mon salon. Soudainement un grand trou de mémoire, un oubli fâcheux, je ne savais par quel exercice commencer.

C’est sûr fallait y aller doucement.

A peine allongé sur le sol mon esprit divagua en un exercice assez coutumier.

Au-dessus de mon visage, suspendu au plafond, un bouquet d’immortelles placé là par mes soins s’offrait à mon regard. Ma sœur me l’avait offert de ses cueillettes montagnardes et je l’avais suspendu là, dans l’entrée, en cet espace d’accueil. S’embrasser sous des immortelles devait donner à nos baisers un peu d’éternité. J’avais de plus en plus recours à la pensée magique, rien à voir avec le yoga et encore moins avec Spinoza dont la lecture me désespère. Après trois postures devant les immortelles, je renonçai. Elles avaient un effet psychologique évident.

Tout allait bien, j’allais au balcon et, là encore, de l’immuable. Des pigeons venaient à tour de rôle se nicher dans la plante grimpante qui ornait la façade de l’autre côté de la rue, au-dessus de la tête de Miles Davis. Je supposai qu’il y avait là quelque fruit et, en éthologue averti, je distinguai un ordre qui s’instaurait chaque matin.

D’abord venait un pigeon d’assez grosse taille au plumage majoritairement blanc lui donnant une certaine élégance. Je compris très vite qu’il s’agissait d’une espèce de chef de bureau. Venaient ensuite quelques pigeons au plumage commun exclusivement gris. De ce gris-bureau qui avait traversé le XXe siècle. Rappelez-vous ces meubles métalliques uniformément gris que l’on voyait dans toutes les officines et administrations — douanes, police, enseignement– maintenant du design « vintage ». De grands tiroirs coulissants pour ranger des classeurs et dossiers suspendus. Un rêve de bureaucrate que l’on pouvait associer à l’ennui de l’employé de bureau. Au modeste employé de bureau de Lisbonne : Fernando Pessoa cultivant avec application son imagination, affamé de grandeur spirituelle et que « l’inaction console ».

J’en étais là de mes rêveries » balconesques « lorsque mon regard se porta au milieu de la rue où, en l’absence de voitures, un couple s’embrassait fougueusement. Peut-être cette étreinte provoquait-elle chez moi quelque dépit voire jalousie ou était-ce simplement une invite à un dialogue. Je lançai une phrase sonore dans le silence matinal : « Attention c’est très dangereux ! ». Je croyais faire de l’humour. Le couple cherchait d’où venait cette voix, cette remarque en forme d’avertissement. Levant la tête l’homme m’aperçut et me lança très spontanément : « Mais, c’est ma femme ! ». Je ne lui demandai pas de m’en apporter la preuve en une attestation de déplacement dérogatoire comme c’était devenu la coutume. Sans voix, je souris espérant qu’il percevrait dans mon interpellation juste une socialité de circonstance.

Fallait pas tout de même que le balcon devienne la tour de contrôle de l’espace urbain ! Je me souvenais des lieux d’enfance où des vieilles alanguies sur des chaises pliantes au pied de leur maison devisaient à propos des allées et venues des uns et des autres. Je me détachai alors de mes fraîches fiancées au coin de la rue.

Etait-ce là le mystère de la tonalité locale ? Je regardai entre les maisons au loin, ce n’était pas une forme arrêtée du temps. Je voyais et entendais croître les feuillages des arbres.

Je n’allai pas en cuisine, je me réservais pour le lendemain, mon congélateur était plein de mes matinées actives (poulet aux gambas, boles de picolat, morue à la biscaina).

Seule la pensée magique pouvait aujourd’hui me sauver. En ouvrant au hasard le « Don Quichotte de la Manche » de Cervantes on trouvait forcément la réponse. Notez : le papier bible de la Pléiade ne permet pas cet exercice, la Bible non plus car la finesse même du papier vous conduit à ouvrir plusieurs pages en même temps nuisant à toute prédiction. J’ouvris au hasard le volume Un d’une vieille édition de chez E. Fasquelle. Je commençai la lecture : « Les perles en nombre prodigieux, étaient très fines, car la plus grande parure des femmes moresques consiste à se couvrir de perles en grain ou en poudre. »

La sieste serait bienvenue.