23 Mars 2020

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Montpellier le 23 mars 2020

 

« On finira gros !» Ces mots clôturaient la conversation téléphonique avec un ami, comme un condensé de nos propos. C’est sûr il y aurait une transformation du corps (nous ne parlions pas du corps social). Les activités ordinaires devenaient soudain saisissantes : faire les courses, manger, lire, cuisiner.J’avais passé plusieurs heures allongé sur ma méridienne à lire, boire du café, rêver, dormir. J’aurais pu manger des dates et des loukoums (en arabe : le repos de la gorge) mais je m’étais fait violence et restreint au chocolat qui, par-delà ses qualités gustatives, est un puissant antidépresseur. Tel un pacha ou Soliman le Magnifique, j’étais alangui sur mon ottomane et il est fort à parier que la présence d’un harem n’aurait rien changé. Tout était question de discipline, organiser son emploi du temps : tenir jusqu’à dix-huit heures trente pour boire un verre et attaquer l’apéritif, respecter les consignes d’un déplacement bref, à proximité du domicile, lié à une activité physique individuelle. J’avais retenu la leçon et je tentais de ne pas me précipiter machinalement vers mon pub préféré réalisant soudainement qu’il était fermé.

Il est des trajectoires urbaines qui relèvent de l’automatisme, je pensais à des «lignes d’erre» dont parlent certains cliniciens à propos de l’errance des psychotiques. J’avais de mauvaises fréquentations, j’étais plutôt sur une petite barque se laissant glisser sur son erre. Ainsi j’allais sans enthousiasme dans un supermarché où le rayon alimentaire est au sous-sol. Il y régnait un calme étonnant, je fus saisi par le silence. Pas de musique d’ambiance, pas de rumeur, juste autant d’employés que de clients devant des rayons croulant sous les marchandises. Même la lumière semblait douce…. Je déambulais paisiblement parmi les rayons, pas de bousculade, l’espace des vins et spiritueux offrait un choix extraordinaire, on se croyait à la Bibliothèque Nationale de France ! C’était un ravissement. J’envisageai un instant de rester dans le magasin lors de la fermeture mais je craignis une baisse d’éclairage ne me permettant pas de profiter de la lecture au rayon Presse.

Je regagnai mon domicile et mon poste d’observation sur mon balcon au sol constitué de brisures de carrelage par un « Gaudi » des faubourgs. La rue resplendissait de lumière. J’étais chez moi et dehors, offert au regard des passants (fort peu levaient la tête), un dedans-dehors assez confortable par un temps printanier. Je repris mes lectures. Je fus frappé par cette littérature américaine où les gens se déplaçaient, partaient d’un état à un autre, de la Floride au Montana, huit, dix lieux différents dans une vie. Arrivaient-ils dans un meilleur état ? On pouvait en douter.

En face, à droite sur un premier étage un chat tigré sortait d’une fenêtre de toit. Nonchalamment il montait jusqu’au sommet de la toiture, s’asseyait, méprisant le vol des pigeons. Son regard se portait sur la fenêtre où apparaissait une tête aux longs cheveux frisés. Elle parlait à l’animal qui dominait la situation. Bientôt elle sortit sur le toit, corps longiligne aux pieds nus. Un garçon la suivait, muni lui aussi d’une serviette de plage. Ils s’installèrent sur l’autre versant pour ce qui devait être un bain de soleil. Je ne voyais plus que leurs chevelures si proches l’une de l’autre. Je ne distinguais plus le garçon de la fille, juste de légers hochements de tête de temps à autre. J’étais tout à ma lecture et quand je levai la tête ils avaient disparu. Seul le chat demeurait étendu à l’ombre des chéneaux du toit voisin.

Quand la nuit viendra, je serai chat et j’irai dans les rues avec les fantômes pour écouter les murs parler dans la ville endormie. Un train de nuages me chassa du balcon. Je rejoignis mon ottomane.

Au loin Dario Moreno chante joyeusement : « Istanbul. Constantinople ! Istanbul. Constantinople ! ». Des barques vont et viennent entre les rives européenne et orientale. Je suis au café Pierre Loti.

Un livre glisse entre mes doigts.

Il pleut sans doute sur le Bosphore.