22 avril 2020

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Montpellier, le 22 avril 2020

Ces temps-ci, la pluie m’interdisait quelque sortie. Même le balcon n’était pas fréquentable. C’était devenu une évidence : moins les rencontres ont de constance, plus l’imagination flotte.

Je ne parlais pas à la radio mais il m’arrivait de parler seul. Cela ressemblait à la bonace, le calme plat de la mer avant ou après la tempête. Parfois la vie était longue, très longue. Finir comme un vieux réactionnaire constipé ou comme Schumann dont on annonçait le diagnostic : melancholia psychotica. Je ne trouvai aucun disque de  ses œuvres sur mes étagères. J’en fis le tour, de Bach à Schubert en passant par Haydn et Vivaldi, pas de trace du bonhomme .

J’entendais tout de même les dés en buis dans leur boite qui tourbillonnaient  pour une partie de Yam’s avec ma petite fille Théa.

Je regardai par la fenêtre. Quelque chose de muet, des lieux sans grandeur aucune, un paysage urbain sans éclat particulier. En face sur une rangée éloignée de maisons, une façade sans fenêtre, un mur aveugle et lépreux. A côté une façade avec fenêtres, différents plans et couleurs. Certainement des gens derrière un rideau tantôt ouvert ou fermé. Cet espace serait-il une forme arrêtée du temps ? Quelque chose de muet ? Comment faire vivre ces choses ? Je pensai à des petites huiles sur papier de Thomas Jones à Naples à la fin du XVIIIe siècle, vues il y a peu, lors d’une lecture dans « Saisir » de Jean Christophe Bailly.

Je me tournai vers le haut de la rue et m’apparus l’alignement varié des façades de hauteurs et couleurs différentes, des toitures versant vers la rue ou lui faisant angle. Un ensemble assez disparate juste aligné sur la chaussée comme la marque de constructions successives répondant à des demandes différentes. Ces murs n’attendaient rien, une certaine tranquillité se faisait jour. Je fis des plans sur la comète. Pourquoi, pour se conformer à son nom, ne pas prolonger la rue de la Méditerranée jusqu’à la mer ? Au moins jusqu’au Lez, l’ouvrir en son extrémité en un toboggan puis poursuivre en face, détruire au passage l’Hôtel de Police dont le geste architectural me semblait déficient, révéler un horizon de bord de rivière avec canotage et guinguette. Il m’avait semblé entendre un tel projet il y a quelques décennies. L’utopie avait cédé la place aux rêves de promoteurs. Les projets haussmanniens de conduire l’avenue Foch jusqu’à l’Esplanade avaient aussi été abandonnés il y a plus d’un siècle.

Seul le chat de la voisine dominait la situation. Ses maîtres avaient installé sur le balcon une haute console et par-dessus la rambarde il me donna son assentiment.

Un quartier supposait une certaine unité, une physionomie particulière. J’en faisais le tour et cela posait problème. Partant du cimetière protestant, passant par l’église Saint-François pour arriver au temple protestant, je vis bien un triangle religieux possible. La présence du tramway avait tracé d’autres limites, deux lignes embrassaient le quartier en un autre triangle. Demeurait un côté ouvert dont une avenue marquait la limite (avenue du Pont Juvénal) .

Lorsque je la traversai pour me rendre en de nouveaux espaces, je remarquai, enfouie dans un pâté de maisons disparates, ce qui ressemblait à une grande maison de maître. Une toiture arrondie en zinc, des volets fermés sur des fenêtres à ogive ottomane. C’était au début du XXe siècle une villa aux confins de la ville. Je ne pouvais me défaire d’un certain Orientalisme.

Soudain je fus appelé, une voix se fit entendre. Mon voisin m’offrait un pied de tomate pour mon balcon ensoleillé. Cela venait de Veracruz, des Aztèques.  Depuis la première moitié du XVIe siècle la tomate avait pris place dans les jardins méditerranéens. Elle avait le pouvoir d’inspirer l’amour, ce n’était certainement pas de trop pour moi (poma amoris). En 1944 alors qu’il était très amoureux et que s’annonçait la fin de la guerre, Pablo Picasso peignit un plant de tomate.

Une allégorie de l’amour sur une gravure  de la bibliothèque municipale de Dijon, un vase Gallé en verre soufflé aux tomates, la soupe Campbell’s d’Andy Warhol : c’était le rêve des voyageurs d’autrefois. Allongé, un livre à la main, l’univers venait sur mon balcon.